Raúl Alonso
L’aspect le plus distinctif de cette exposition est certainement l’évidence d’une rupture, le solde d’une logique qui, ayant rencontré sa propre limite, a fini par se fractionner en propositions tournées vers des Futurs Renovateurs impossibles. C’est du moins ce que me suggère cette exposition qui nous invite à sonder les traces d’une rupture, encore fraîche et profonde, qui s’est inscrite dans le pèlerinage pictural d’Alejandro Decinti.
Lorsque j’ai eu l’opportunité de visiter Alejandro Decinti dans son atelier, il y a quelques semaines, et de pouvoir examiner sa production la plus récente, j’ai éprouvé une étrange sensation. Les peintures me sont apparues sous un jour nouveau, qu’il me semblait avoir pressenti auparavant : la consistance du geste figuratif, en tant que référent absolu, s’ouvrait à des propositions plus abstraites, comme s’il s’agissait d’une tentative de mettre sous nos yeux l’opération même de la peinture, bien au-delà de toute volonté de représentation mimétique. C’est la grande toile de fond qui nous permet de comprendre le jeu de relations complexe et novateur qu’il nous offre à travers les éléments de chaque peinture, les différents tableaux, les tableaux et les murs, le sol, l’air, le silence, la lumière et l’ombre.
La figure humaine est l’autre grand rempart de l’exposition. Elle se présente à nous comme une protagoniste absolue, mais il ne s’agit pas de n’importe quelle représentation. Alejandro Decinti nous confronte à sa réalité la plus proche, comme si nous regardions par le trou d’une serrure qui donnerait sur son intimité. Nous nous trouvons devant une thématique déjà explorée à plusieurs reprises par ce peintre. Aussi lorsqu’il confirme l’intérêt qu’il porte à cette thématique, en la transformant en une tentative de maintenir durant un laps de temps déterminé, des variations douces sur une même image, nous nous retrouvons face à l’énigme d’une pratique dont l’unique certitude est concentrée dans sa stricte visualité.
Dans ce sens, chaque œuvre est le fruit d’une réception, où l’artiste se comporte comme l’antenne de l’information qui lui est procurée – quasiment sans interférences ni bruits – par son entourage immédiat. Alejandro Decinti capte de cette manière ce qu’il possède intérieurement, et tout ce qui a lieu à l’extérieur de lui-même, l’intègre à son univers, sur un mode à la fois multiple et synchronique, dans une relation de vases communicants qui se matérialise avec efficacité dans ses œuvres.
Avec ces deux piliers à la base de son œuvre, nous pouvons porter notre regard sur une collection d’œuvres qui est le fruit d’une élaboration rigoureuse, mais qui ne représente pas seulement l’ambition artisanale d’un homme à la recherche de la maîtrise absolue de son art, mais dont les qualités formelles sont celles qui s’adaptent le mieux au monde qu’il veut nous dépeindre. Pour remplir ces objectifs, Alejandro Decinti élimine tout ce qui s’avère accessoire, ainsi que tout trait qui pourrait exprimer le doute ou l’impulsion incontrôlée, dans un effort quasi ascétique pour recourir seulement à l’essentiel.
Parfois, l’on peut éprouver la sensation que ce sont les propres tableaux qui ont demandé leur transformation, comme les personnages d’un roman demandent à l’écrivain un développement propre et différencié par rapport à l’histoire du créateur, dans ce vécu intime et continu que représente la peinture du processus d’élévation de la réalité aux paysages de l’esprit.
Si le but de l’art moderne est de se débarrasser de tout ce qui nous renvoie au présent, en ces jours qui courent vélocement, Alejandro Decinti, dans sa tentative d’unir rénovation et tradition, émerge, régi par ses propres lois, en projetant sur lui-même des nuances multiples qui nous ramènent à la clarté et à la franchise qui ont depuis toujours caractérisé ce créateur.
Raúl Alonso
Historiador del Arte
chinchon_natural@yahoo.es